lundi 23 décembre 2013

René Girard — Œuvres diverses

[Avec mises à jour périodiques. — With periodical updates.]

VEUILLEZ NOTER: En faisant la publicité de ces pensées, le rédacteur de ce site n'endosse en aucune façon la signification de leur contenu. Si elles sont présentées ici, c'est qu'elles nous semblent offrir une matière importante à réflexion, par la pertinence de leur thématique ainsi que par la clarté de leur énonciation et des implications qui peuvent en découler. Par ailleurs, nous encourageons ceux qui y seront exposés à l'esprit de critique et de discernement le plus développé, afin d'en retirer non seulement la «substantifique moëlle», selon l'expression de Rabelais, mais encore la vérité la plus haute qu'elles pourraient celer, en relevant le défi de retrouver la vérité suprême, là où elle veut bien se révéler, y compris dans son expérience de vie immédiate, à l'esprit qui la recherche avec engagement, conviction et passion.


1. Des choses cachées depuis la fondation du monde

«Puisqu'on n'a pas réussi à comprendre le religieux à partir de la philosophie, il faut inverser la méthode et lire le philosophique à la lumière du religieux.» — R. GIRARD. Des choses cachées depuis la fondation du monde. Le Livre de poche. Paris, 2010. p. 27.

«De même que le crabe a besoin de sa pince ou la chauve-souris de ses ailes et Dame Évolution, toujours bienveillante, les leur fournit, l'homme a besoin de la «culture» et c'est elle qu'il reçoit de cette nouvelle Grande Mère universelle, servie sur un plateau d'argent.» — R. GIRARD. Des choses cachées depuis la fondation du monde. Le Livre de poche. Paris, 2010. p. 120.

2. Les origines de la culture

«... la quête des origines constitue la tentative scientifique par excellence.» — R. GIRARD. Les origines de la culture. Pluriel. Paris, 2010. p. 203.

«L'anthropologie moderne ferme systématiquement les yeux sur les violences archaïques. [...] L'essentiel, face à la violence, la seule conduite vraiment recommandable, c'est de faire semblant de ne rien voir. L'anthropologie religieuse moderne surenchérit sur l'interdiction platonicienne de mentionner la violence religieuse.» — R. GIRARD. Les origines de la culture. Pluriel. Paris, 2010. p. 257.

«Pourquoi rendre le mythe intouchable ? Pourquoi faisons-nous tant d'efforts, dans le monde moderne, pour resacraliser les mythes au nom de l'esthétique ou de n'importe quoi ? Pourquoi les mythes jouirait-ils d'une immunité que nous refusons, fort justement d'ailleurs, à notre religion à nous ? Au nom de quel absolu interdire aux critiques la seule hypothèse vraiment efficace, seule capable de rendre compte, dans les mythes, de toutes les récurrences et des bizarreries logiques ? Pourquoi s'interdire de constater les contagions victimaires qui déforment les compte rendus des violences collectives à l'insu de leurs auteurs ? Ceux qui s'égosillent à chanter la beauté des mythes pour ne pas voir l'illusion cruelle des lyncheurs se rendent complices des violences qu'ils ne dénoncent pas.» — R. GIRARD. Les origines de la culture. Pluriel. Paris, 2010. p. 268.

«Tout ce que je [l'auteur, M. Girard] dis, mais c'est déjà énorme, c'est que, si les Évangiles en savent plus sur la genèse de la culture humaine que nous n'en savons nous-mêmes, il importe désormais de les prendre beaucoup plus au sérieux, dans le monde savant, que l'on a fait jusqu'ici. Il convient de les prendre terriblement au sérieux.» — R. GIRARD. Les origines de la culture. Pluriel. Paris, 2010. p. 274.

«La Bible et les Évangiles introduisent dans le monde une vérité qui n'était pas là avant eux, une vérité purement humaine mais tellement puissante que, même si nos sages et nos savants font tout pour ne pas la voir, elle a déjà transformé et elle ne cesse de transformer le monde.» — R. GIRARD. Les origines de la culture. Pluriel. Paris, 2010. p. 276.

3. La voix méconnue du réel

«... l'élimination est un acte réel et les meurtriers les plus hystériques eux-mêmes ne tuent pas sans motif.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 38.

«Faire du langage une prison, [...], c'est ignorer son vrai mystère, comme c'est lui accorder une confiance excessive que de prétendre qu'il est toujours parfaitement efficace. Le véritable mystère tient à ce que le langage est à la fois le milieu transparent de l'empirisme et la prison de la linguistique. Tantôt il est l'un, tantôt il est l'autre; et le plus souvent, un inextricable mélange des deux.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 103.

«Comment se fait-il que nos plus brillants esprits modernes en sachent moins qu'un Grec d'antan ?» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 136.

«La plupart des intellectuels prétendent bien entendu ne rivaliser avec personne; tout au plus se soucient-ils d'exceller dans leurs domaines respectifs. L'esprit de concurrence ne concerne que les autres. Tous pourtant ont conscience que l'obstacle le plus insignifiant en apparence peut engendrer une terrible amertume. Le monde intellectuel étant dépourvu de hiérarchie et donc privé de critères objectifs, chacun y est fatalement soumis au jugement indirect de ses pairs. De fait, le nombre de personnes sujettes aux affections paranoïaques y est considérable.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 141.

«Dans le glissement de Dionysos contre le Crucifié à Dionysos ou le Crucifié, dans l'écroulement de cette suprême différence se situe l'effondrement de la pensée nietzschéenne. § Bien entendu, aux yeux de l'historien ou du philosophe, cette confusion est le produit de la seule folie et donc absurdité pure, qu'elle soit motif de gloire ou de détresse. En réalité, dans la théologie païenne comme dans le christianisme, le dieu est toujours une victime.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 148.

«Une rationalité désancrée du religieux abandonne sa liberté, totale mais inefficace, entre les mains d'experts si compétents que leur avis est forcément le seul valable. L'attention se focalise si étroitement sur l'environnement immédiat que nous perdons tout sens du contexte plus large, du tableau plus vaste. Notre équilibre devient précaire, et notre pas mal assuré, un peu comme celui de Frankenstein. D'où la nécessité de recourir à des experts.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 214.

«Les idées de paricide et d'inceste, et aussi d'infanticide, prolifèrent toujours lorsqu'une société est au bord de la désintégration.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 246.

«La seule chose que les perdants peuvent refuser aux gagnants, c'est l'hommage de leur imitation.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 307.

«Le véritable changement ne peut prendre racine qu'à une condition: il faut qu'il jaillisse de cette cohérence que seule la tradition nous offre. La tradition ne peut être défiée avec succès que de l'intérieur. L'innovation véritable suppose nécessairement un respect minimum pour le passé et une connaissance de ses œuvres, c'est-à-dire la mimésis. Vouloir que la nouveauté soit pure de toute trace d'imitation, c'est vouloir qu'une plante puisse pousser avec ses racines dans le ciel. À long terme, l'obligation d'avoir toujours à se révolter peut être plus ruineuse pour l'innovation que l'obligation de ne jamais se révolter.» — R. GIRARD. La voix méconnue du réel. Livre de Poche. Paris, 2002. p. 313.


4. La violence et le sacré


«On envisage toujours la crise tragique du point de vue de l 'ordre qui est en train de naître, jamais du point de vue de l'ordre qui est en train de s'écrouler. La raison de cette carence est évidente. La pensée moderne n'a jamais pu attribuer une fonction réelle au sacrifice: elle ne saurait percevoir l'écroulement d'un ordre dont la nature lui échappe. Il ne suffit pas, en vérité, de se convaincre qu'un tel ordre a existé pour voir s'éclairer les problèmes proprement religieux de l'époque tragique.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 70.

«Quand le religieux se décompose, ce n'est pas seulement, ou tout de suite, la sécurité physique qui est menacée, c'est l'ordre culturel lui-même. Les institutions perdent leur vitalité; l'armature de la société s'affaisse et se dissout; d'abord lente, l'érosion de toutes les valeurs va se précipiter; la culture entière risque de s'effondrer et elle s'effondre un jour ou l'autre comme un château de cartes.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 78.

«Degree, gradus, est le principe de tout ordre naturel et culturel. C'est lui qui permet de situer les êtres les uns par rapport aux autres, qui fait que les choses ont un sens au sein d'un tout organisé et hiérarchisé. C'est lui qui constitue les objets et les valeurs que les hommes transforment, échangent et manipulent.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 79-80.

«La justice humaine s'enracine dans l'ordre différentiel et elle succombe avec lui. Partout où s'installe l'équilibre interminable et terrible du conflit tragique, le langage du juste et de l'injuste fait défaut.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 82.

«La religion, en effet, n'a jamais qu'un seul but et c'est d'empêcher le retour de la violence réciproque.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 86.

«Nous avons d'ores et déjà de sérieuses raisons de penser que la violence contre la victime émissaire pourrait bien être radicalement fondatrice en ce sens qu'en mettant fin au cercle vicieux de la violence, elle amorce du même coup un autre cercle vicieux, celui du rite sacrificiel, qui pourrait bien être celui de la culture tout entière. § S'il en est ainsi, la violence fondatrice constitue réellement l'origine de tout ce que les hommes ont de plus précieux et tiennent le plus à préserver. C'est bien là ce qu'affirment, mais sous une forme voilée, transfigurée, tous les mythes d'origine qui se ramènent au meurtre d'une créature mythique par d'autres créatures mythiques. Cet événement est perçu comme fondateur de l'ordre culturel. De la divinité morte proviennent non seulement les rites mais les règles matrimoniales, les interdits, toutes les formes culturelles qui confèrent aux hommes leur humanité.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 141.

«Penser religieusement, c'est penser le destin de la cité en fonction de cette violence qui maîtrise l'homme d'autant plus implacablement que l'homme se croit plus à même de la maîtriser. C'est donc penser cette violence comme surhumaine, pour la tenir à distance, pour renoncer à elle. Quand l'adoration terrifiée faiblit, quand les différences commencent à s'effacer, les sacrifices rituels perdent leur efficacité: ils ne sont plus agréés. Chacun prétend redresser lui-même la situation, mais personne n'y parvient: le dépérissement même de la transcendance fait qu'il n'y a plus la moindre différence entre le désir de sauver la cité et l'ambition la plus démesurée, entre la piété la plus sincère et le désir de se diviniser. Chacun voit dans l'entreprise rivale le fruit d'un désir sacrilège.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 202.

«L'inspiration tragique dissout les différences fictives dans la violence réciproque; elle démystifie la double illusion d'une divinité violente et d'une communauté innocente.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 204.

«Même s'il vient de la violence et s'il reste imprégné de violence, le rite est tourné vers la paix; il n'y a que lui, en fait, qui s'emploie activement à promouvoir l'harmonie entre les membres de la communauté.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 205.

«Dans la crise sacrificielle, il faut renoncer à attacher le désir à tout objet déterminé, si privilégié qu'il paraisse, il faut orienter le désir vers la violence elle-même mais il n'est pas nécessaire, pour autant, de postuler un instinct de mort ou de violence.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 216.

«Le modèle se juge trop au-dessus du disciple, le disciple se juge trop au-dessous d'un modèle pour que l'idée d'une rivalité, c'est-à-dire de l'identité des deux désirs, puisse les effleurer l'un et l'autre. Pour parfaire la réciprocité, il convient d'ajouter que le disciple peut servir lui-même de modèle, parfois même à son propre modèle; quant au modèle, si content de lui qu'il paraisse, il joue certainement, ici ou ailleurs, le rôle de disciple. La position du disciple, de toute évidence, est seule essentielle. C'est par elle qu'il faut définir la situation humaine fondamentale.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 218.

«Le désir, on le voit, s'attache à la violence triomphante; il s'efforce désespérément de maîtriser et d'incarner cette violence irrésistible. Si le désir suit la violence comme son ombre, c'est bien parce que la violence signifie l'être et la divinité.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 224.

«Le dieu qui visite le poète ne se donne que pour se reprendre. De la présence au temps de l'absence et de l'absence au temps de la présence, le souvenir subsiste, tout juste suffisant pour assurer la continuité de l'être individuel, pour fournir des repères qui rendent plus enivrante encore la joie de posséder, plus atroce encore l'amertume de la perte. Tantôt un être qui se croyait à jamais déchu assiste dans l'extase à sa propre résurrection, tantôt au contraire un être qui se prenait pour un dieu découvre dans l'horreur qu'il s'est fait illusion. Le dieu est autre et le poète n'est plus qu'un mort vivant, à jamais privé de toutes raisons de vivre, brebis muette sous le couteau du sacrificateur.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 230-231.

«De l'intérieur du système, il n'y a que des différences; du dehors, au contraire, il n'y a que de l'identité. Du dedans on ne voit pas l'identité et du dehors on ne voit pas la différence. Les deux perspectives ne sont pourtant pas équivalentes. On peut toujours intégrer la perspective du dedans à la perspective du dehors; on ne peut pas intégrer la perspective du dehors à la perspective du dedans.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 235.

«C'est bien là ce qui rend l'enfance si vulnérable. L'adulte est prompt à prévoir la violence et il réplique à la violence par la violence, il répond du tac au tac; le petit enfant, par contre, n'a jamais été exposé à la violence, c'est bien pourquoi il s'avance sans la moindre méfiance vers les objets de son modèle. Seul l'adulte peut interpréter les mouvements de l'enfant comme un désir d'usurpation: il les interprète au sein d'un système culturel qui n'est pas encore celui de l'enfant, à partir de significations culturelles dont l'enfant n'a pas la moindre idée.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 256-257.

«Le fils est toujours le dernier à apprendre qu'il est en marche vers le parricide et l'inceste, mais les adultes, ces bons apôtres, sont là pour le renseigner.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 257.

«À l'origine de toute adaptation individuelle ou collective, il y a l'escamotage d'une certaine violence arbitraire. L'adapté est celui qui réalise lui-même cet escamotage ou qui réussit à s'en accommoder, s'il est déjà réalisé pour lui par l'ordre culturel. L'inadapté ne s'accommode pas.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 261.

«Pour concevoir les deux commandements contradictoires su Surmoi, dans le climat d'incertitude et d'ignorance impliqué par la description freudienne, on doit imaginer une première imitation, ardente et fidèle, payée d'une disgrâce d'autant plus stupéfiante aux yeux du fils qu'elle s'inscrit dans le contexte de cette ardeur et de cette fidélité. L'injonction positive: «Sois comme le père» paraît couvrir le champ entier des activités paternelles. Rien dans cette première injonction n'annonce ni surtout ne permet d'interpréter l'injonction contraire qui lui succède immédiatement: «Ne sois pas comme le père», laquelle paraît couvrir, elle aussi, le champ entier du possible. § Tout principe de différenciation fait défaut; c'est cette ignorance qui est terrible; le fils se demande en quoi il a démérité; il cherche à définir pour les deux injonctions, des domaines séparés d'application. Il ne donne nullement l'impression d'un transgresseur; il n'a pas enfreint une loi qu'il connaît déjà; il cherche à connaître la loi qui permettrait de définir sa conduite comme transgression.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 263.

«Même là où il est trop éclairé, trop évolué pour ne pas être au fait de ce qu'il est lui-même, pour se prétendre pur de toute violence, le ressentiment moderne fait toujours d'une non-violence idéale, dont les tragiques grecs n'ont même pas la notion, le critère secrètement violent de tout jugement, de toute évaluation proprement critique.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 301.

«L'élément proprement tendancieux ne fait qu'un avec la différence sacrée que chacun veut s'approprier en l'arrachant à l'autre et qui oscille de plus en plus vite dans l'affrontement des lucidités rivales. C'est là peut-être, ce qui définit l'interprétation elle-même, qu'il s'agisse d'Œdipe roi, ou de nos jours, des querelles au sujet de la psychanalyse et des autres méthodologies. L'antagonisme, ostensiblement, n'a jamais d'autre objet que la culture en crise dont chacun se flatte de porter dans son cœur le souci exclusif. Chacun s'efforce de diagnostiquer le mal afin de le guérir. Mais le mal, c'est toujours l'autre, ses faux diagnostics et ses remèdes qui sont en réalité des poisons. Quand les responsabilités réelles sont nulles, le jeu demeure le même; il n'en est que plus parfait pour être totalement privé d'enjeu; chacun s'efforce de briller du plus vif éclat aux dépens de ses voisins, d'éclipser, c'est-à-dire les lucidités rivales, plutôt que d'éclairer quoi que ce soit.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 301-302.

«Les mythes de la démystification pullulent comme des vers sur le cadavre du grand mythe collectif dont ils tirent leur subsistance.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 302.

«Seuls, à ma connaissance, des écrivains ont jamais percé à jour ce processus de démystification mystifiante, les psychanalystes jamais, les sociologues jamais.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 302-303.

«On entend trier le vrai du faux et le tri, en effet, est infaillible: c'est toujours l'erreur qui sort du chapeau, c'est toujours la vérité qui reste au fond.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 317.

«La thèse défendue ici, le mécanisme de la victime émissaire, n'est pas une idées plus ou moins bonne, c'est l'origine vraie de tout le religieux et, on le verra mieux dans un instant, des interdits de l'inceste.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 317.

«On ne peut pas postuler la présence dans l'homme d'un désir incompatible avec la vie en société sans poser également, en face de ce désir, de quoi le tenir lui-même en échec. Pour échapper définitivement aux illusions de l'humanisme, une seule condition est nécessaire mais c'est aussi la seule que l'homme moderne se refuse à remplir: il faut reconnaître la dépendance radicale de l'humanité à l'égard du religieux.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 320.

«Tout ce que la violence sacrée a touché appartient désormais au dieu et fait, en tant que tel, l'objet d'un interdit absolu. § Dégrisés et épouvantés, les antagonistes vont tout faire, désormais, pour ne pas retomber dans la violence réciproque. Et ils savent parfaitement ce qu'il faut faire. La colère divine le leur a signifié. Partout où la violence a flambé l'interdit s'élève.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 320-321.

«Les interdits ne sont rien d'autre que la violence elle-même, toute la violence d'une crise antérieure, littéralement figée sur place, muraille partout dressée contre le retour de ce qu'elle-même fut. Si l'interdit fait preuve d'une subtilité égale à celle de la violence, c'est parce qu'en dernière analyse, il ne fait qu'un avec elle. C'est aussi pourquoi il lui arrive de faire le jeu de la violence et de grossir la tempête quand l'esprit de vertige souffle sur la communauté. Comme toutes les formes de protection sacrificielle, l'interdit peut se retourner contre ce qu'il protège.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 321.

«L'échange matrimonial peut s'accompagner régulièrement de violences ritualisées, analogues aux autres formes de guerre rituelle. Cette violence systématisée ressemble à la vengeance interminable qui sévirait à l'intérieur de la communauté si justement elle n'était pas déplacée vers l'extérieur. Il n'y a qu'un seul problème: la violence, et il n'y a qu'une seule manière de la résoudre, le déplacement vers l'extérieur: il faut interdire à la violence, comme au désir sexuel, de prendre pied là où leur présence double et une est absolument incompatible avec le fait même de l'existence commune.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 322.

«Bénéfique et fécondante mais toujours dangereuse, la violence réglée du sexe, comme celle de l'immolation rituelle, est entourée d'un véritable cordon sanitaire; elle ne saurait se propager librement au sein de la communauté sans devenir maléfique et destructrice.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 323.

«Dans les sociétés primitives, là où l'activité sexuelle n'est ni légitime, c'est-à-dire rituelle au sens strict ou au sens large, ni interdite, on peut être certain qu'elle passe tout simplement pour insignifiante ou peu signifiante, inapte, en d'autres termes, à propager la violence intestine. C'est le cas, dans certaines sociétés, de l'activité sexuelle des enfants et des adolescents non mariés, ou encore des rapports avec les étrangers et, bien entendu, des rapports entre étrangers.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 323.

«Les interdits ont une fonction primordiale; ils réservent au cœur des communautés humaines une zone protégée, un minimum de non-violence absolument indispensable aux fonctions essentielles, à la survie des enfants, à leur éducation culturelle, à tout ce qui fait l'humanité de l'homme. S'il y a des interdits capables de jour ce rôle, on ne peut pas voir là un bienfait de Dame Nature, cette providence de l'humanisme satisfait, dernière héritière des théologies optimistes engendrées par la décomposition du christianisme historique. Le mécanisme de la victime émissaire doit nous apparaître désormais comme essentiellement responsable du fait qu'il existe une chose telle que l'humanité. On sait, désormais, que dans la vie animale, la violence est pourvue de freins individuels. Les animaux d'une même espèce ne luttent jamais à mort; le vainqueur épargne le vaincu. L'espèce humaine est privée de cette protection. Au mécanisme biologique individuel se substitue le mécanisme collectif et culturel de la victime émissaire. Il n'y a pas de société sans religion parce que sans religion aucune société ne serait possible.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 323-324.

«Il y a lieu de penser que, dans la promiscuité naturelle, le lien entre l'acte sexuel et la naissance des enfants, le fait même de la conception doit demeurer inobservable. Seuls les interdits de l'inceste peuvent fournir aux hommes les conditions quasi expérimentales nécessaires à la connaissance de ce fait, en introduisant dans la vie sexuelle les éléments stabilisateurs et des exclusions systématiques sans lesquels les rapprochements et les comparaisons susceptibles de faire la lumière demeurent impossibles. Seuls les interdits permettent de déterminer les fruits de l'activité sexuelle en opposant  ceux-ci à la stérilité de l'abstinence.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 332.

«Ce n'est pas parce que la biologie appartient à la nature qu'il faut la refuser comme point de départ, c'est au contraire parce qu'elle appartient complètement à la culture. Elle est déduite des systèmes dont la famille élémentaire constitue le plus petit commun dénominateur; c'est bien pourquoi elle n'est point fondatrice; le système est d'un seul tenant et il faut le déchiffrer comme tel, sans se laisser distraire par les possibilités diverses qu'il entraîne mais qui ne le déterminent pas.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 333.

«Tant qu'on mesure les systèmes aux seuls faits de la procréation, il est bien évident que notre système est aussi arbitraire que les autres. Sur le plan du fonctionnement biologique réel, peu importe, en effet, qu'un système interdise à un homme d'épouser: 1) sa mère, ses sœurs, ses filles et toutes les femmes du clan X; 2) sa mère, ses sœurs, et ses filles exclusivement. § Les mécanismes de la biologie ne fonctionneront ni mieux ni plus mal dans le premier cas que dans le second et ils fonctionneraient sans doute tout aussi bien, n'en déplaise à Westermarck [(1862-1939) philosophe et anthropologue finlandais], s'il n'y avait pas d'interdits du tout. Par rapport aux données réelles de la génération, donc, la cause est entendue: tous les systèmes sont également arbitraires.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 337-338.

«La réduction extrême de l'interdit souligne le savoir déjà dégagé, elle le fait mieux ressortir mais elle ne fait apparaître aucun savoir nouveau.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 338.

«Il faut montrer sur l'exemple le plus simple, le plus immédiat, l'aptitude de la pensée symbolique, même la plus mythique, à découvrir des rapports dont la vérité est inébranlable, des différences qui échappent à tout relativisme mythique et culturel.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 338.

«Personne n'ignore, en effet, que le principal obstacle à l'acquisition d'une langue étrangère, n'est autre que la langue maternelle. L'idiome originel nous possède autant et plus encore que nous le possédons. Il fait même preuve, dans le domaine des langues, d'une certaine jalousie dans sa façon de posséder, puisqu'il nous ôte presque toute disponibilité à l'égard de ce qui n'est pas lui. Les enfants font preuve, dans le domaine des langues, d'une faculté d'assimilation à la mesure de leur faculté d'oubli. Et les plus grands linguistes n'ont souvent plus de langue qui leur soit vraiment propre.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 340.

«La «pensée symbolique» dans son ensemble est assimilée au mythique: on lui attribue, face à la réalité, une autonomie que certains jugeront glorieuse, mais qui se révèle en fin de compte décevante et stérile car elle n'a plus de rapport avec la réalité. L'héritage culturel de l'humanité fait l'objet d'un soupçon généralisé. On ne s'intéresse à lui que pour le «démystifier», c'est-à-dire pour montrer qu'il se ramène à quelque combinatoire d'intérêt à peu près nul en dehors de l'occasion qu'il fournit au démystificateur de déployer sa mæstria.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 342.

«Pour nous transporter d'un seul coup du noir mensonge ancestral à l'éclatante vérité scientifique, ce libérateur de l'humanité [Lévi-Strauss] a dû couper le cordon ombilical qui nous rattachait à la matrice de toute pensée mythique. Notre science dure et pure doit être le fruit d'une «coupure épistémologique» que rien n'annonce ni ne prépare.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 343.

«Toutes ces questions convergent, bien entendu, vers un problème fondamental: l'origine de la pensée symbolique. Si les systèmes symboliques ne sont jamais que «le développement spontané d'une situation de fait», s'il y a rupture entre la nature et la culture, la question de l'origine se pose et elle se pose avec urgence.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 344.

«Si la pensée symbolique est un donné, est-ce parce que nous saisissons son émergence ou au contraire parce que nous ne la saisissons pas ? Cette émergence passe-t-elle inaperçue, s'agit-il d'une mutation silencieuse, comme de nombreux passages postérieurs le supposent ou l'affirment, ou s'agit-il au contraire d'un véritable événement ? La phrase précédente paraît s'orienter vers la seconde possibilité: elle nous autorise à voir dans l'avènement symbolique une chose sur laquelle il est légitime et même inévitable de s'interroger. Mais quels sont ces phénomènes dont on nous dit qu'ils ont «précédé et préparé» cet avènement ? Comment faut-il envisager une recherche qui paraît réservée «à l'interprétation naturaliste» ?» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 345.

«La pensée symbolique a son origine dans le mécanisme de la victime émissaire. C'est là ce que nous avons essayé de montrer, en particulier dans nos analyses du mythe d'Œdipe et du mythe de Dionysos. C'est à partir d'un arbitrage fondamental qu'il faut concevoir la présence simultanée de l'arbitraire et du vrai dans les systèmes symboliques.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 346.

«Qui dit l'origine de la pensée symbolique dit également l'origine du langage, le véritable fort/da d'où surgit toute nomination, l'alternance fondamentale de la violence et de la paix. Si le mécanisme de la victime émissaire suscite le langage, s'imposant lui-même comme premier objet, on conçoit que le langage dise d'abord la conjonction du pire et du meilleur, l'épiphanie divine, le rite qui la commémore et le mythe qui se la remémore. Longtemps le langage reste imprégné de sacré et ce n'est pas sans raison qu'il paraît réservé au sacré et octroyé par le sacré.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 346. 

«Les mécanismes de discrimination, d'exclusion et de conjonction qui s'enracinent dans le processus fondateur s'exercent d'abord sur lui, et ils produisent la pensée religieuse; mais ils ne sont pas réservés au religieux; ce sont les mécanismes de toute pensée.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 347.

«C'est le primitif perpétué qui nous fait qualifier de phantasmes tout ce qui pourrait nous éclairer si nous le regardions d'un peu près; c'est le primitif perpétué qui nous interdit de reconnaître que le faux, même sur le plan religieux, est tout autre qu'une erreur grossière, et c'est lui qui empêche les hommes de s'entre-détruire.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 348.

«L'essence du moderne consisterait en un pouvoir de s'installer dans une crise sacrificielle toujours aggravée, non, certes, comme en une habitation paisible et dénuée de souci mais sans jamais perdre la maîtrise qui ouvre aux sciences de la nature d'abord, aux significations culturelles ensuite et enfin à l'arbitrage fondateur lui-même, des possibilités de dévoilement sans égales.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 349.

«Le narcissisme est une inversion de la vérité. On s'affirme tenté par le même et déçu par le tout autre, alors qu'en réalité, c'est le tout autre qui tente et le même qui déçoit ou plutôt tout ce qu'on prend pour tel dans l'un et l'autre cas, une fois que le mimétisme s'est enfermé dans la réciprocité violente et qu'il ne peut plus s'attacher qu'à son antagoniste; seul ce qui lui fait obstacle peut désormais le retenir.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 355. 

«Il faut chercher la clef des structurations dans toute transcendance où s'incarne encore l'unité de la société et non dans ce qui défait cette transcendance, l'efface et la détruit, replongeant les hommes dans la mimesis de la violence infinie.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 355.    

«Pour l'instant, la pensée affirme qu'il n'y a pas de centre et elle cherche à sortir du cercle pour le maîtriser du dehors. C'est bien là l'entreprise de l'avant-garde qui veut toujours purifier sa pensée pour échapper au cercle du mythe et elle se rendrait totalement inhumaine si elle le pouvait. Comme le doute l'étreint, elle cherche toujours à renforcer le «coefficient de scientificité»; pour ne pas voir que les bases vacillent, elle se hérisse de théorèmes bien rébarbatifs; elle multiplie les sigles incompréhensifs; elle élimine tout ce qui ressemble encore à une hypothèse intelligible. Elle chasse impitoyablement des augustes parvis le dernier honnête homme découragé.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 356.

«On sait maintenant que le sacré règne sans partage partout où l'ordre culturel n'a jamais fonctionné, n'a pas commencé à fonctionner ou a cessé de fonctionner. Il règne aussi sur la structure, il l'engendre, l'ordonne, la surveille, la perpétue, ou au contraire la malmène, la décompose, la métamorphose et la détruit au gré de ses moindres caprices mais il n'est pas présent dans la structure au sens où il passe pour présent partout ailleurs.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 360.

«La violence rituelle est toujours moins intestine que la violence originelle. En devenant mythico-rituelle, la violence se déplace vers l'extérieur et ce déplacement a, en lui-même, un caractère sacrificiel: il dissimule le lieu de la violence originelle, protégeant de cette violence et du savoir de cette violence le groupe élémentaire au sein duquel la paix doit absolument régner .» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 370.

«L'hypothèse de la violence tantôt réciproque, tantôt unanime et fondatrice, est la première qui rende vraiment compte du caractère double de toute divinité primitive, de l'union du maléfique et du bénéfique qui caractérise toutes les entités mythologiques dans toutes les sociétés humaines. Dionysos est à la fois «le plus terrible» et «le plus doux» de tous les dieux. De même, il y a le Zeus qui foudroie et le Zeus «doux comme le miel». Il n'y a pas de divinité antique qui ne soit à double face; si le Janus romain présente à ses fidèles un visage tour à tour pacifique et belliqueux, c'est parce qu'il signifie, lui aussi, le jeu de la violence; s'il finit par symboliser la guerre étrangère, c'est parce que celle-ci n'est qu'un mode particulier de la violence sacrificielle.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 375.

«Il faut donc renoncer, sur le plan de la mythologie, à toute distinction nette entre monstruosité physique et monstruosité morale. Nous utilisons nous-même le terme dans les deux cas. La pensée religieuse, on l'a vu, ne distingue pas les jumeaux biologiques des jumeaux de la violence, engendrés par la désagrégation de l'ordre culturel.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 376.

«Les différences entre les divers types de créatures mythologiques ne deviennent intéressantes que si on les rapporte à leur origine commune, la violence fondatrice pour y reconnaître une différence soit dans l'interprétation des données fournies par la violence, soit encore dans les données elles-mêmes, mais cette seconde possibilité est très difficile à explorer.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 378.

«Dans certaines cultures, les dieux sont absents ou effacés. Ce sont des ancêtres mythiques ou les morts dans leur ensemble qui remplacent, semble-t-il, toute divinité. Ils passent à la fois pour les fondateurs, les gardiens jaloux et, s'il le faut, les perturbateurs de l'ordre culturel. Quand l'adultère, l'inceste et les transgressions de toutes sortes se répandent, quand les querelles entre proches se multiplient, les morts sont mécontents et ils viennent hanter ou posséder les vivants. Ils leur donnent des cauchemar, des accès de folie, des maladies contagieuses; ils suscitent entre parents et voisins, disputes et conflits; ils provoquent toutes sortes de perversions.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 379-380.

«L'interpénétration fâcheuse des morts et des vivants est présentée tantôt comme la conséquence, tantôt comme la cause de la crise. Les châtiments que les morts infligent aux vivants ne se distinguent pas des conséquences de la transgression. Dans une société minuscule, le jeu contagieux de l'hubris se retourne vite, rappelons-le, contre tous les joueurs. Comme celle des dieux, donc, la vengeance des morts est aussi réelle qu'implacable. Elle ne fait qu'un avec le retour de la violence sur la tête du violent.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 380.

«La victime émissaire meurt, semble-t-il, pour que la communauté menacée tout entière de mourir avec elle, renaisse à la fécondité d'un ordre culturel nouveau ou renouvelé. Après avec [sic] semé partout les germes de mort, le dieu, l'ancêtre ou le héros mythique, en mourant eux-mêmes ou en faisant mourir la victime choisie par eux, apportent aux hommes une nouvelle vie. Comment s'étonner si la mort, en dernière analyse, est perçue comme sœur aînée, sinon même comme source et mère de toute vie ?» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 381.

«La victime émissaire est souvent détruite et toujours expulsée de la communauté. La violence qui s'apaise passe pour expulsée avec elle. Elle est en quelque sorte projetée à l'extérieur; elle est censée imprégner en permanence la totalité de l'être à l'exception de la communauté, aussi longtemps, c'est-à-dire, que l'ordre culturel est respecté à l'intérieur de celle-ci.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 397.

«Si la communauté a tout à craindre du sacré, il est vrai également qu’elle lui doit tout. Se voyant seule hors de lui, elle doit se croire engendrée par lui. Nous venons de dire que la communauté croit émerger hors du sacré et c’est bien ainsi qu’il faut parler. La violence fondatrice, on l’a vu, apparaît comme le fait non des hommes mais du sacré lui-même qui procède à sa propre expulsion, qui accepte de se retirer pour laisser exister la communauté hors de lui-même.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 398.

«Entre la communauté et le sacré une séparation complète, si tant est qu’elle soit vraiment pensable, est aussi redoutable qu’une fusion complète. Une séparation trop grande est dangereuse parce qu’elle ne peut se terminer que par un retour en force du sacré, par un déferlement fatal. Si le sacré s’éloigne trop on risque de négliger ou même d’oublier les règles que, dans sa bienveillance, il a enseigné aux hommes pour le permettre de se protéger contre lui-même. L’existence humaine reste donc gouvernée à tout moment par le sacré, réglée, surveillée et fécondée par lui. Les rapports entre l’existence et l’être dans la philosophie de Heidegger ressemblent beaucoup, semble-t-il, à ceux de la communauté et du sacré.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 399.

«La nécessité de la différence que nous venons de signaler entre la victime originaire et les victimes rituelles s'explique parfaitement, on le sait, sur le plan de la fonction. Si les victimes sacrificielles appartenaient à la communauté, comme la victime émissaire, le sacrifice déchaînerait la violence au lieu de l'enchaîner; loin de renouveler les effets de la violence fondatrice, il amorcerait une nouvelle crise sacrificielle. Le fait que certaines conditions doivent être réalisées ne suffit pas, toutefois, à justifier l'existence d'institutions capables de les réaliser. La seconde substitution sacrificielle pose un problème qu'il importe de résoudre.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 401.

«Quand la victime est immolée, elle appartient au sacré; c'est le sacré lui-même qui se laisse expulser ou s'expulse en sa personne. La victime émissaire a donc un caractère monstrueux; on a cessé de voir en elle ce qu'on voit dans les autres membres de la communauté.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 403.

«On comprend maintenant pourquoi les victimes rituelles sont presque toujours empruntées des catégories non pas franchement extérieures, mais marginales, esclaves, enfants, bétail, etc. [...]. § Pour que la victime puisse polariser les tendances agressives, pour que le transfert puisse s'effectuer, il faut qu'il n'y ait pas de solution de continuité, il faut qu'il y ait glissement «métonymique» des membres de la communauté aux victimes rituelles, il faut, en d'autres termes, que la victime ne soit ni trop ni pas assez étrangère à cette même communauté.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 404.

«Le cannibalisme rituel se pense lui-même et se laisse observer comme un jeu de représailles interminables qui se déroule à une échelle intertribale.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 416.

«Qu’il s’agisse de femmes ou de prisonniers, l’échange ritualisé en conflit, le conflit ritualisé en échange ne constituent jamais que des variantes d’un même glissement sacrificiel du dedans vers le dehors, mutuellement avantageux puisqu’il empêche la violence de se déchaîner là où elle ne doit absolument pas se déchaîner, au sein de groupes élémentaires. Les vengeances interminables d’une tribu à l’autre doivent se lire comme la métaphore obscure de la vengeance effectivement différée à l’intérieur de chaque communauté. Cette différence ou plutôt ce «différemment», ce déplacement n’a rien de feint, bien entendu. C’est bien parce que la rivalité et l’intimité entre les divers groupes est réelle que le système conserve son efficacité. Il est clair, d’ailleurs, que ce type de conflit ne se maintient pas toujours dans des limites tolérables.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 417.

«L’idéologie du cannibalisme rituel ressemble aux mythes nationalistes et guerriers du monde moderne. [...]. Un culte sacrificiel fondé sur la guerre et le meurtre réciproque de prisonniers ne peut pas se penser sur un mode mythique très différent de notre «nationalisme» avec ses «ennemis héréditaires», etc. Insister sur les différences entre les mythes de ce genre, c’est donner soi-même dans le mythe, puisque c’est se détourner de la seule chose qui importe vraiment, à savoir, la réalité, toujours identique, situé derrière le nationalisme moderne comme derrière le mythe [...]. Dans un cas comme dans l’autre, la fonction essentielle de la guerre étrangère et des rites plus ou moins spectaculaires qui peuvent l’accompagner, consiste à préserver l’équilibre et la tranquillité des communautés essentielles, en écartant la menace d’une violence forcément plus intestine que la violence ouvertement discutée, recommandée et pratiquée.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 418.

«Si l’on voulait caractériser d’un mot l’ensemble des rites qui ont retenu jusqu’ici notre attention, on pourrait dire qu’ils visent tous à perpétuer et à renforcer un certain ordre familial, religieux, etc. Leur objet est de maintenir les choses en l’état. C’est pourquoi ils font constamment appel au modèle de toute fixation et de toute stabilisation culturelle: l’unanimité violente contre la victime émissaire et autour d’elle.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 419.

«Parce qu’elle ne croit pas à la contagion, excepté dans le cas des maladies microbiennes, la mentalité moderne croit toujours possible de limiter la perte de statut à un domaine déterminé. Il n’en va pas ainsi dans les sociétés primitives. L’indifférenciation fait tache d’huile et le néophyte lui-même est la première victime du caractère contagieux de sa propre affection. Dans certaines sociétés, le futur initié n’a plus ni nom, ni passé, ni liens de parenté, ni droits d’aucune sorte. Il est réduit à l’état de chose informe et innommable. Dans les cas d’initiations collectives, quand tout un groupe d’adolescents du même âge est appelé à un même passage, rien ne sépare plus les membres du groupe: à l’intérieur de ce groupe, donc, on vit dans une égalité et une promiscuité totales.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 421. 

«Le mot conservateur est trop faible pour qualifier l’esprit d’immobilité, la terreur du mouvement, qui caractérise les sociétés pressées par le sacré. L’ordre socio-religieux apparaît comme un bienfait inestimable, une grâce inespérée que le sacré à chaque instant, peut retirer aux hommes. Il n’est pas question de porter sur cet ordre un jugement de valeur, de comparer, de choisir ou de manipuler le moins du monde le «système» afin de l’améliorer. Toute pensée moderne sur la société ferait ici figure de démence impie, propre à attirer l’intervention vengeresse de la Violence. Il faut que les hommes retiennent leur souffle. Tout mouvement inconsidéré peut entraîner une soudaine bourrasque, un raz de marée où toute société humaine disparaîtrait.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 422.

«L’action rituelle n’a jamais qu’un but qui est l’immobilité complète ou, à défaut de celle-ci, le minimum de mobilité. Accueillir le changement, c’est toujours entrebâiller la porte derrière laquelle rôdent la violence et le chaos. On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de devenir des adultes, de se marier, de tomber malades, de mourir. Chaque fois que le devenir les menace, les sociétés primitives cherchent à canaliser sa force bouillonnante dans les limites sanctionnées par l’ordre culturel. C’est vrai même des changements saisonniers dans de nombreuses sociétés. Quel que soit le problème, d’où que vienne le péril, le remède est d’ordre rituel et tous les rites se ramènent à la répétition de la résolution originelle, à un nouvel accouchement de l’ordre différencié. Le modèle de toute fixité culturelle est aussi le modèle de tout changement non catastrophique.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 425.

«Ils [les rites de passage] demeurent efficaces, en vérité, tant qu’on ne cherche pas à les penser sur le plan d’une efficacité purement sociale, tant qu’ils constituent réellement une imitation de la crise primordiale. L’efficacité du rite est une conséquence de l’attitude religieuse en général; elle exclut toutes les formes de calcul, de préméditation et de «planning» que nous avons tendance à imaginer derrière des types d’organisation social dont le fonctionnement nous échappe.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 427.

«Les Grecs nommaient katharma l’objet maléfique rejeté au cours d’opérations rituelles [...]. Or, le mot katharma désigne aussi et d’abord une victime sacrificielle humaine, une variante du pharmakos.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 429.

«Le mot katharsis signifie d’abord le bénéfice mystérieux que la cité retire de la mise à mort du katharma humain. On traduit généralement par purification religieuse. L’opération est conçue sur le mode d’un drainage, d’une évacuation. Avant d’être exécuté, le katharma est solennellement promené dans les rues de la ville, un peut à la façon dont une ménagère passe l’aspirateur dans tous les recoins de son appartement. La victime doit aimanter vers sa personne tous les mauvais germes et les évacuer en se faisant elle-même éliminer.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 429-430.

«Le glissement qui conduit du katharma humain à la katharsis médicale est parallèle à celui qui conduit du pharmakos humain au terme pharmakon qui signifie à la fois poison et remède. Dans les deux cas, on passe de la victime émissaire ou plutôt de son représentant, à la drogue double, à la fois maléfique et bénéfique, c’est-à-dire à une transposition physique de la dualité sacrée. Plutarque emploie l’expression kathartikon phramakon en une redondance significative.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 430-431.

«Katharma, katharsis sont des dérivés de katharos. Si on rassemble un peu les thèmes qui gravitent autour de cette même racine, on se trouve devant un véritable catalogue des sujets traités dans le présent essai, au double titre de la violence et du sacré. Katharma ne se rapporte pas seulement à la victime ou à l’objet émissaire. Le terme désigne encore l’occupation par excellence du héros mythique ou tragique. Pour désigner les travaux d’Hercule, Plutarque parle de pontia katharmata, d’expulsion qui ont purifié les mers. Kathairo signifie, entre autres choses, purger la terre de ses monstres.» — R. GIRARD. La violence et le sacré. Fayard. Paris, 2010. p. 431-432.
           

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