lundi 1 mars 2010

Emmanuel Mounier — Oeuvres complètes (Tome II)

[Avec mises à jour périodiques. — With periodical updates.]

VEUILLEZ NOTER: En faisant la publicité de ces pensées, le rédacteur de ce site n'endosse en aucune façon la signification de leur contenu. Si elles sont présentées ici, c'est qu'elles nous semblent offrir une matière importante à réflexion, par la pertinence de leur thématique ainsi que par la clarté de leur énonciation et des implications qui peuvent en découler. Par ailleurs, nous encourageons ceux qui y seront exposés à l'esprit de critique et de discernement le plus développé, afin d'en retirer non seulement la «substantifique moëlle», selon l'expression de Rabelais, mais encore la vérité la plus haute qu'elles pourraient celer, en relevant le défi de retrouver la vérité suprême, là où elle veut bien se révéler, y compris dans son expérience de vie immédiate, à l'esprit qui la recherche avec engagement, conviction et passion.

« ... rien n'est plus odieux que cette manière péremptoire qu'ont certains de désespérer d'un homme en le décrivant; ce qui est même un moyen de le désespérer, extrêmement commun entre gens qui se sont résignés à prendre l'habitude les uns des autres.» — E. MOUNIER. «Les approches du mystère personnel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 060.

« ... plus le terrain se montre ingrat, plus la victoire est éclatante.» — E. MOUNIER. «Les approches du mystère personnel». In Œuvres. Traité du caractère.. Seuil. Paris, 1961. p. 060.

«Il est impossible au Français, avec son vocabulaire et sa syntaxe analytique jusqu'à l'excès, tout en clartés et en finesses, non seulement de penser, mais d'être ouvert aux choses de la même manière que l'Anglais, avec sa langue pratique, directe, qui donne le pas au présent et aux termes d'actions, ou que l'Allemand avec son instrument puissant et ténébreux maintenant toujours le lien de l'esprit à l'instinct. Toute action se traduit instantanément en récit et ne subsiste que dans la mémoire, avec sa charge d'expérience, que sculptée dans la forme que lui a donnée la langue. Il y a là une force et une servitude dont le polylinguisme lui-même n'atténue que partiellement l'effet.» — E. MOUNIER. «Les provocations de l'ambiance». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 111.

«L'acte de conscience est par destination un arrêt actif. Il exige du sujet qu'il ramasse toute sa force pour bloquer l'entraînement vital, qu'il examine avec rapidité une situation complexe, triomphe de multiples résistances, forme un jugement, permet une décision et engage l'exécution. Si donc au premier aspect la conscience se présente comme un arrêt, elle est surtout une comparution et un acte. [...] § La prise de conscience n'est pas un laisser-aller, une rêverie, c'est un combat, et le plus dur combat de l'être spirituel, la lutte constante contre le sommeil de la vie et contre cette ivresse de la vie qui est un sommeil de l'esprit. La conscience aventureuse cherche perpétuellement un sens à sa propre activité. Sa prise est prise de possession d'une valeur qui, à peine appréhendée, lui pose ses ultimatums. La conscience prenante est prise à son tour dans la nécessité du choix, captive de sa capture. Et cette dramatique est la palpitation même de la vie psychologique, que tant de psychologues nomment encore ainsi par habitude, quand ils ne manipulent plus, avec des gestes d'apothicaire, que la poussière d'un cadavre.» — E. MOUNIER. «L'accueil vital». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 275.

«Quand la douceur n'est plus seulement complexion, mais grâce et vertu, une lumière intérieure, régulière et apaisante, vient éclairer cette aisance psychique. Elle est alors une maîtrise supérieure de l'affectivité, offrant à l'entourage le don de sa patience et d'une compréhension infiniment ouverte.» — E. MOUNIER. «L'accueil vital». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 288.

«Pour durer éternellement, il faut que les plus hautes valeurs acceptent de mourir périodiquement.» — E. MOUNIER. «L'accueil vital». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 292.

«Celui qui croit à l'éternel vivant, [...], y croit comme à la présence transcendante mais toujours proche d'une promesse positivement infinie. Ce n'est plus seulement l'avenir qui tire en avant le temps créateur, c'est le supratemporel qui aspire le temps tout entier vers une quatrième dimension du temps. Elle n'est commensurable à nulle autre, mais s'il faut la comparer, elle est plus proche parente de l'avenir que du révolu. Celui qui rend à cet au-delà du temps un hommage raisonné, son passé se transfigure en recueillement et en détachement alternés, son présent se gonfle d'engagements absolus et de recours invisibles, son avenir se dilate en espérance inconditionnée et en maturations qui ne déçoivent pas. L'éternité n'est pas un objet établi au-dessus de lui, ou au-delà de sa mort d'homme; en elle, il vit, se meut et existe. Pour l'avenir qu'elle offre à tout le passé, par la responsabilité infinie dont elle charge l'instant, par l'immensité dont elle transfigure l'avenir, elle emporte le sujet dans le plus puissant pathétique de la temporalité.» — E. MOUNIER. «L'accueil vital». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 321.

« Le sens du réel, c'est beaucoup plus que la résignation maussade d'un instinct refoulé par un monde qui s'affirme brutalement et sans justification. C'est une aspiration à vivre avec le monde, non pas perdu en lui, non pas simplement parallèle à lui, mais dans un régime d'échanges et d'interpénétration qui dilate de plus en plus la richesse personnelle de vie. Il y entre aussi un sens mesuré de la limite et du possible, qui vient à chaque instant donner à notre action sa portée, sa souplesse, sa sagesse mais il y entre un sens avide de la communion, un désir d'accord et d'ampleur qui corrigent ce que le premier pourrait avoir de trop aisément résigné et passif. Il dit : «soit!» et il dit «plus outre». Une grande partie de nos forces psychiques sont journellement employées à assurer cet accord de concessions et d'avances avec chaque imprévu de la route.» — E. MOUNIER. «La lutte pour le réel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 336-337.

«L'âge adulte est l'âge propre de l'adaptation. Mûrir, c'est trouver sa place dans le monde, l'aménager en renonçant à tous les incompossibles, enrichir et assouplir indéfiniment la multiplicité de nos rapports avec le réel. Mais L'accomplissement de l'adaptation est un suicide vital, si l'adaptation joue trop serré. Le mal de la jeunesse est de la fuir, le mal de la maturité de s'y ensevelir vivant, et de tuer, avec la marge d'avenir et d'imprécision qui est une condition de la vie, le germe même de la vie. [...]. § Tous les accidents de cette histoire retentissent sur l,équilibre final de l'individu avec le monde. Mais il est nécessaire, pour bien l'entendre, de lever l'ambiguïté qui pèse sur le terme d'équilibre. Il y a un équilibre de vie et il y a un équilibre de mort.» — E. MOUNIER. «La lutte pour le réel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 339-340.

«Il est plus difficile et plus méritoire de construire un État qu'une utopie, de faire marcher une équipe que de mettre en épure la société future, de réussir une vie que de faire servir de nobles aspirations au refus de toute vie possible.» — E. MOUNIER. «La lutte pour le réel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 345.

«L'expérience du poète a la même valeur pour le psychologue que l'expérience du mystique en matière religieuse. Il est le prophète d'un univers auquel l'expérience seule aborde. Or, entre les brasseurs de rêve impuissants et les poètes voyants nous relevons les mêmes ambiguïtés et les mêmes différences essentielles qu'entre les mystiques d'asile et ceux qu'authentifie leur fécondité spirituelle. Les premiers s'exaltent sur des ruines, les seconds introduisent une vie nouvelle.» — E. MOUNIER. «La lutte pour le réel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 388.

«Nous gardons le souvenir obscur de l'Unité perdue; un pressentiment, un visage, une branche fleurie nous la laissent entrevoir; elle se mêle à l'immense enveloppement de notre vie inconsciente avec ses béatitudes miraculeuses et ses terreurs révélatrices, elle apparaît chaque nuit dans nos rêves, sous des formes incertaines et masquées, elle s'insinue jusque dans l'hallucination et la folie. Nous avons perdu la clef de cette vie intégrale avec le Tout. Le poète en est le Mage. Pour nous, il ouvre de temps à autre la porte mystérieuse. Il nous entraîne vers un usage visionnaire de l'imagination qui nous livre le monde dans sa réalité profonde et chaque être dans sa liaison à l'unité du Tout. La méditation poétique, dès lors, ne nous isole pas du monde.» — E. MOUNIER. «La lutte pour le réel». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 389.

«La seule preuve d'un homme, ce sont ses actes. La valeur de ses paroles, l'authenticité de ses pensées ne se révèlent irréfutablement que dans la confirmation qu'ils leur apportent. C'est que nous sommes jetés dans l'action avant de réfléchir sur l'action, poussés par l'urgence avant de délibérer.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 395.

«Le tact, l'esprit, le don de riposte, l'habileté entraînée, la décision héroïque, l'élan généreux, ne s'embarrassent pas de longs préliminaires et n'en sont pas moins des accumulateurs de haute conscience. Encore ne doivent-ils leurs réussites qu'à une médiation antérieure dont ils ne peuvent s'épargner ni les difficultés, ni les patiences. L'avantage de la conscience-éclair sur la conscience embarrassée n'a rien à voir avec un primat de la conscience somnolente ou de l'inconscience aveugle sur la conscience éveillée. S'il est vrai qu'il faille parfois s'arrêter d'agir pour faire œuvre profonde, replier toute initiative pour nous recueillir sur un centre de vie d'où montent des forces inconnues, s'il est vrai, que tant de fois les meilleurs de nos actes sont ceux précisément dont nous sommes le moins assurés d'être les auteurs, ce dépassement de l'action se comprend et se conquiert au-delà de la conscience et de l'action délibérées. Il est le plus haut des choix, et non pas l'abandon du choix.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère.. Seuil. Paris, 1961. p. 414-415.

«... si la décision comporte un équilibre, elle est infiniment plus qu'un équilibre, elle est un commencement dans l'être et l'affirmation d'un Je. Aucune proportion de motifs et de mobiles, d'influences et de puissances ne peut épuiser la réalité transcendante de cet acte. La vanité de la psychologie idéaliste et de la psychologie positiviste est d'avoir voulu l'éliminer en même temps que la première personne qui le soutient. La décision n'est pas, en effet, un acte dans la personne, elle est la personne en acte, tout entière concentrée sur une affirmation créatrice de bien ou de mal, de vérité ou d'erreur; elle est la personne répondant «présent» à un appel du monde et s'engageant à la vie et à la mort dans la réponse qu'elle lui donne. Du moins telle est la seule décision qui vaille ce nom.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 421-422.

«La personne vivante est constamment sollicitée par la fascination des choses et par la pente de son inertie à devenir un élément passif du monde, un on. Qu'elle n'assume aucun nom et ne réponde à aucun appel, qu'elle ne s'avance pas trop parmi les hommes, qu'elle soit avare d'initiative et parcimonieuse de risques, la tranquillité lui est promise. Mais elle est tourmentée par une ardeur que la conjuration des tranquilles n'arrive pas toujours à éteindre: elle est mouvement en avant et promesse généreuse de salut pour l'univers entier. Il ne lui est accordé sur ce chemin ni repos ni limite; elle doit sans cesse affronter, conquérir, dépasser. La mort lente de la matière la talonne et, si elle n'y prend garde, l'enveloppe et la pénètre. Sa vie n'est qu'une lutte perpétuelle contre une perpétuelle menace, une guerre d'obstacles, un drame toujours noué et renoué sitôt dénoué. La résistance, elle ne la trouve pas seulement devant soi; elle la porte au cœur d'elle-même, dans ce doute qui naît de l'affirmation même, dans ce scrupule qui s'incruste sur l'intention la plus ferme, dans cette saveur mauvaise qui gâte le bonheur, dans ce dépit qui déflore la vertu, dans le mal de vivre qui ronge le goût de la vie, dans les dieux batailleurs qui se déchirent ses pensées. Tout l'histoire de l'action est l'histoire de notre lutte contre la résistance.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 423.

«La fidélité ne consiste pas, comme le croit l'infidèle, à maintenir, contre la raison et le sentiment actuels, un état passé et mort que nous voulons faire survivre pour des raisons extérieures à notre contentement. La fidélité, du moins la seule qui mérite ce nom, est l'extension que prend, dans une durée de plus en plus compréhensive et gonflée d'éternité, un élan créateur toujours actuel et toujours tendu vers une promesse prochaine, aussi vide que possible du passé mort; elle est la plénitude du contentement en même temps que la ferveur de l'espérance, toujours elle-même et toujours autre; elle est en même temps le plus complet hommage rendu au réel et la préférence donnée à l'existence durable sur la poursuite des chimères. En tous ces sens, elle est le couronnement même de l'action.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 435.

«Parmi les innombrables variantes de sens du mot caractère, il en est une qui désigne le courage de celui qui, portant une vérité mûrie par l'effort total de sa vie, est prêt à la défendre, s'il le faut, seul contre tous: de ces héros du caractère le nombre n'a jamais été grand, car les convictions sont légères et les cœurs défaillants; mais ils sont de ces dix justes qui aux pires moments d'abandon suffisant à sauver une cité.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 443.

«Nous savons bien, sans outrepasser l'expérience, que les actes par lesquels nous nous exprimons le plus profondément surgissent parfois de nous comme des fleurs miraculeuses nées sans bruit d'un sourire de la vie.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 458.

«Si l'on veut préciser l'aspect particulier de l'existence personnelle que présente la volonté, on peut se référer à la vertu de force des moralistes chrétiens, qui est la bravoure au service de l'amour; elle tourne contre l'obstacle toutes les puissances de l'individu: résistance, endurance, ardeur offensive et même la chaleur de l'instinct; mais en cela elle n'est animée ni par la bravade, ni par l'esprit de prouesse, ni par l'entêtement, mais par l'espérance en Dieu qui est bien la plus détendue des vertus; sa forme suprême est la fermeté devant la mort: c'est bien dire qu'elle n'est pas un repliement morose, mais une fonction du don personnel.» — E. MOUNIER. «La maîtrise de l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 458.

«La psychologie en première personne est la psychologie naturelle de l'esprit, et cette vérité ne gêne nullement cette autre que la compréhension d'autrui est le fait primitif de la conscience personnelle: bien au contraire, elle en est solidaire.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 469.

«La pudeur tient à l'égard du dégoût une situation analogue à celle que le recueillement occupe à l'égard du refus d'autrui. Elle est un recul, mêlé de quelque crainte, mais son geste protège plutôt qu'il ne rebute. Contre la tendance naturelle de montrer, elle est le contrepoids naturel qui maintient l'extériorisation au bord du laisser-aller, la communication au bord de la promiscuité. Si l'on permet une image physique, elle est à la personnalité une sorte de tension superficielle. Voir ou être vu, comme toucher ou être touché, est, dans toutes les religions, un acte sacré, parce qu'il livre une transcendance. La vraie pudeur veille aux portes d'un certain sacré: elle est pour le croyant une vigie devant le «temple du Saint-Esprit», ou bien d'un point de vue plus profane la vestale d'une sorte de poésie du secret et du disponible.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 477-478.

«Le secret peut être regardé comme la pudeur de la pensée. Savoir garder un secret est la chose du monde la moins répandue. Le secret en effet ne subit pas l'éducation sociale qui, pour des raisons partiellement traditionnelles, partiellement utilitaires, protège la pudeur même dans des époques qui ne lui attribuent qu'une valeur médiocre. La langue dit justement que l'on respecte un secret. Celui qui maîtrise un secret ne respecte pas seulement l'intimité de celui qui le lui a confié, il respecte la sienne propre.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 478.

«La conscience préoccupée d'autrui est une conscience raidie. L'affectation en chasse le naturel, cette qualité du geste qui ne se regarde pas, non plus qu'il ne regarde le regard que l'on jette sur lui. Le ton est forcé, le style appuyé, un rien de pose dans le cours du rythme vital le livre au maniérisme. Il vient un moment où l'attention d'autrui n'es plus seulement désirée, elle est sollicitée; toute la conduite prend un tour accrocheur, tour à tour hautaine, complimenteuse, obséquieuse. La vanité, dont on reconnaît ici les traits, avoue son creux comme la fioriture arbitraire dans un édifice. Elle n'est pas, comme l'orgueil, l'entraînement d'une puissance, elle est l'enflure d'une impuissance: ses succès ne sont pas un abus de pouvoir, mais une légère escroquerie psychologique.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 488.

«Beaucoup d'intellectuels seraient incapables de perdre une idée pour sauver un homme.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 494.

«Trop souvent il semble que ces hommes, à qui il a été dit: «Vous êtes des dieux», aient oublié, dans leur attitude, jusqu'à ce fier rappel de la sagesse païenne: Os sublime dedit [Dieu donna à l'homme un visage tourné vers les cieux]. L'obéissance vraie n'est point cette soumission traquée à la première autorité venue, cette infirmité à affronter le tout du mystère de la vie et à mener hardiment son combat singulier, fût-ce dans la plus rigoureuse discipline collective, cette peur de penser et d'oser, cette servilité à l'ordre, quelque soit l'ordre, pourvu qu'il ait les apparences de l'ordre et ses moyens d'intimidation, cette fragilité puérile qui se croit gracieuse, et pour tout dire cet embusquage systématique en retrait de l'aventure humaine, que l'on abrite parfois sous le respect du respect.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 506-507.

«Le goût de la justice n'introduit un univers vraiment nouveau que du jour où il passe de la captation à l'oblation, de la jalousie à l'émulation de générosité que nous voyons déjà régler, dans certaines coutumes comme le potlach, les échanges humains de sociétés dites inférieures. Il vit alors d'une surabondance intérieure et d'une vive ferveur collective, et non pas d'une comparaison inquiète avec l'entourage. Il ne tend pas au nivellement, mais au dépassement individuel et collectif. La genèse de cet homme nouveau est une longue conquête qui ne fait sans doute que commencer.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 510.

«L'impérialisme de l'individu est tel que la chose la plus difficile à faire accepter à un homme, c'est bien l'existence intégrale, à ses côtés, d'un autre homme revêtu des mêmes privilèges que lui.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 513.

«Le sens d'autrui est conditionné par une adaptabilité générale au réel. Car autrui, c'est, à travers un autre, de l'autre: la réaction à la brimade est un bon test de cette adaptabilité, toutes les collectivités l'ont plus ou moins spontanément réinventée. Mais le sens d'autrui, à proprement parler, ne commence qu'avec le respect d'autrui, et que respecter en autrui si ce n'est d'abord ce que l'on respecte en soi-même ? Il est ainsi proportionnel à la valeur que l'on attribue au mystère de l'homme et à sa qualité même de mystère. Il n'y a rien à découvrir en autrui, il n'est pas cette révélation chaque fois miraculeuse que vivent les saints, les poètes et le simples de cœur, si je me réduis moi-même à un mécanisme sans secret, si moi-même je ne promets à personne aucun imprévu. Aussi bien le goût de l'analyse psychologique n'est-il en aucune façon un sûr critère du sens d'autrui. Il peut n'être que le goût de décomposer et de recomposer. Il peut s'allier à la plus implacable dépersonnalisation de l'objet de son étude. Le sens du mystère que nous lui opposons désigne non pas un estompé frauduleux des problèmes, mais la reconnaissance directe, par-dessous les problèmes, d'un centre inépuisable de problèmes. Le sens d'autrui est inséparable du sens de l'intériorité. l'autre c'est mon semblable, c'est «un autre moi-même».» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 515-516.

«La conduite élémentaire la plus révélatrice de la socialité ouverte est sans doute l'hospitalité. Cette aisance à ouvrir sa porte à l'ami ou à l'étranger sans calcul de bienséance, de compensation ou de prudence a été si bien éliminée depuis un siècle de nos sociétés «civilisées» qu'il n'est peut-être pas de signe plus net de la barbarie policée dont nous nous sommes laissés envahir. L'hospitalité est un critère d'ouverture à autrui [...] sélectif [...]. Elle ne caractérise pas seulement les attitudes individuelles; toute société soucieuse de ne pas se fermer sur elle-même, attentive à ses tics, à ses particularismes, aux incompréhensions qu'elle tient de ses conditions de temps et de lieu, que ce soit une famille, un groupe spontané ou une nation, marque ses membres d'une liberté d'esprit qui n'est pas exclusive d'un lien communautaire puissant, mais qui introduit dans le tissu communautaire cette circulation d'air sans laquelle il étoufferait la vie.» — E. MOUNIER. «Le moi parmi les autres». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 522.

«L'homme de la conscience claire se crée mille difficultés de surcroît en projetant au hasard sur des individus ou sur des collectivités qui n'en ont que faire, les désirs et les idéaux qu'il refuse de regarder en face. Au surplus, l'Inconscient méprisé a de terribles retours: le démon du midi ne fond pas seulement sur les individus pour saccager en quelques semaines une vie rangée comme un jardin; il fait irruption avec non moins de violence dans les civilisations qui ont cru avoir neutralisé une fois pour toutes dans les musées de l'histoire les goûts barbares et les élans religieux.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 527.

«Entre trois et cinq ans, l'enfant doit se résigner à ne plus tenir le monde entier à sa merci; la petite fille, à ne pas commander sur l'univers masculin en même temps que sur le sien. Et chaque étape de l'expérience commande un renoncement nouveau. Chacun d'eux affirme la présence de la mort sous l'étoffe de la vie. Mais c'est cette arête de la mort qui donne à la vie sa forme, sa conscience et sa joie rude.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 535.

«Expression de la plus haute expansivité de la personne, le sens de l'avoir est en même temps enraciné dans la violence drue de l'instinct.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 535.

«On peut très bien supprimer l'esclavage qui résulte de l'injuste répartition des choses. Cependant une sorte de peur de soi compte autant, dans cette fuite vers les choses [...], que la fascination des choses. Notre monde intérieur, par ses pulsions inquiétantes et par ses appels bouleversants du bas et du haut, nous apporte le trouble et nous sollicite à l'aventure. Effrayés par ses larves comme par ses exigences, nous nous réfugions, pour n'entendre ni les unes ni les autres, dans le bruit de la vie extérieure. Nous pouvons y trouver quelque temps une solidité plus apparente que réelle. Elle est fragile. Il n'est pas d'équilibre qui ne tienne compte de toutes les réquisitions de la personne.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 566.

«Ce que Montherland écrivait de la valeur formatrice du sport, le lieu où l'on ne peut pas tricher, est vrai de tout corps à corps avec la matière des choses. Au salut même de ce que l'on appelle pour simplifier l'esprit, une pédagogie générale du corps à corps est nécessaire. Le corps à corps rassemble l'homme. Il contribue à ce que l'intelligence ne soit plus, presque infailliblement, comme aujourd'hui, puissance de dissolution et d'indécision, à ce que le sentiment se nettoie des complications baroques et des mauvaises fois alambiquées, à ce que la religion redevienne virile et populaire, et l'art essentiel. Ceci dit, la pédagogie de la matière est ambivalente comme tout instrument qui se propose à l'usage de l'homme.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 568.

«L'exploration en est à peine commencée. Des ombres de l'infraconscient aux lueurs du supraconscient, en passant par la subconscience et les divers niveaux de la conscience organisée, nous rencontrons toutes les voix du ciel et de la terre, les forces venues du fond des âges historiques et celles, encore mal connues, qui naissent de la vie collective. Tant il est vrai que le réel nous investit proprement: il ne nous délègue pas seulement les forces et les signes qui tombent sous nos prises extérieures, — sens, action, techniques, — mais sur nos arrières, les forces et les signes qui animent la vie de la psychè. Nous ne l'affrontons dans sa totalité, et ne nous donnons des chances de la maîtriser autant que faire se peut, que si nous l'affrontons sur cette ligne intérieure aussi directement et totalement que sur le champ de ses sollicitations externes, auquel beaucoup de gens réservent le nom de réalité.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 572.

« ... quand un homme agit, des hommes sont toujours en jeu.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 573.

« Une humanité complète veut des ingénieurs et veut des mystiques. Elle veut même des hybrides. Elle ne rejette que les monstres, comme les ingénieurs des âmes ou les rêveurs de l'action.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 573.

« La constante du moi ne consiste pas à maintenir une identité, mais à soutenir une tension dialectique et à maîtriser des crises périodiques dont l'histoire accidentée dégage un destin.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 576.

«S'affirmer, c'est déjà voter pour soi contre le néant ou contre la mort.» — E. MOUNIER. «L'affirmation du moi». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 590.

«... l'intelligence est un regard qui ne voit qu'en s'arrêtant et en se repliant.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 629.

«La peur de la philosophie conduit à l'histoire de la philosophie.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 637.

«L'angoisse de l'ignorance est à l'origine de l'effort pour connaître comme l'angoisse d'être à l'origine de l'action.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 639.

«La première démarche de l'intelligence, à chacun de ses progrès, est de faire le point, la seconde de déplacer ce point de vue pour prendre possession du plus vaste champ de réalité dont elle soit capable. Intelligence situante et intelligence située font chacune un pas tour à tour. L'intelligence totale se décentre ainsi perpétuellement, mais ne cesse jamais d'être un centre et une mesure. Intelligence solide, quoique mobile, elle est l'antithèse même de l'intelligence vagabonde et désorientée, qui folâtre de paysage en paysage, et refuse de se poser nulle part. Ses divers centres de visée ne s'étalent plus sur un plan. Ils se situent à de plus ou moins grandes hauteurs, et se mesurent entre eux. Le regard de cette intelligence exigeante, portant toujours plus haut que sa capacité, entretient en elle l'inquiétude féconde. C'est une position inconfortable que d'être assez lucide pour embrasser le champ de création qui est au-dessus de soi sans toujours pouvoir l'atteindre par sa propre puissance créatrice. Le sens de nos limites, d'apparition ordinairement tardive, vient alors compléter notre mise en situation.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 645-646.

«La pensée claire est souvent regardée comme une pensée facile et superficielle: c'est le soupçon constant que les germains tournent vers les latins. L'effort de pensée claire est cependant un des plus difficiles qui soient, par les sollicitations complexes qu'il met en œuvre. Il est à base de sociabilité: la pensée claire est la pensée communicable ...» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 646.

«L'équilibre supérieur de la pensée claire et de la pensée obscure est rarement réalisé. Pousser le mystère en pleine lumière, sans qu'il perde ses ressources et sa séduction de mystère, est la plus haute réussite de la pensée et de l'art. En dessous des quelques natures puissantes qui savent y parvenir, une incompréhension irréductible divisera toujours les deux familles des clairs et des nocturnes. À jamais les nocturnes accuseront les clairs de céder l'univers aux puissances superficielles de la conscience, tout entière tournée vers le dehors, qui arrête, divise et démembre l'unité du monde; ils lui opposeront une pensée toute baignée de mythe et magnifique de force, une pensée qui est pouvoir, magie, chant, rédemption en même temps que savoir. Les clairs gardent une intolérance incœrcible pour l'ébauche, le balbutiement, l'obscurité, le vacarme éloquent ou la pénombre brouillée où se tiennent les obscurs, et pour le maniérisme où parfois ils semblent se complaire. Deux familles de poètes, deux familles de penseurs, deux familles de savants, deux familles de mystiques [...]. Les uns et les autres peuvent se perdre plus bas que la pensée, dans le miroitement des lumières faciles ou dans la complaisance de l'informe. Les une et les autres peuvent aussi bien pousser l'aventure humaine à la découverte de deux univers sublimes qui ne demandent qu'à se rejoindre, bien qu'on doute qu'ils le fassent hors de rares moments miraculeux.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 647-648.

«Le sentiment vif d'un don reçu, d'une révélation, est inséparable de toute expérience intellectuelle authentique. Et la générosité n'est rien d'autre que la réponse irrépressible que le don fait au don. Elle ne craint pas, comme ces doctrinaires hallucinés par l'erreur et par la mort, que la générosité du monde vienne un jour à lui manquer. Cette confiance métaphysique peut l'entraîner à mépriser les limites de la connaissance ou les conditions de l'action: aussi doit-elle composer avec le sens de l'incarnation, afin de ne pas se perdre en nuées; la pureté d'un visage n,en détruit pas le mystère, pas plus que l'arête d'un mot n'en compromet la résonance. Mais elle est la force qui bouscule perpétuellement ce sens de l'arête et de la limite afin qu'il ne cède pas au sommeil dogmatique. Elle fait sans cesse rebondir la dialectique de l,esprit derrière ses ordonnances, les problèmes derrière les solutions, les mystères derrière les problèmes. Du même mouvement qu'elle garde l'esprit disponible aux révélations encore inconnues d'un monde infatigable, elle nous maintient ouvert aux innombrables chemins par où l'esprit et la vie peuvent nous surprendre dans les consciences voisines. On la voit toujours avide de trouver l'être dans les apparences, la réalité sous les étiquettes, l'intention derrière les mots; impitoyable pour les fautes de caractère, mais prévenante pour les maladresses de l'expression et pour les détours de l'esprit. C'est par elle que, sans renoncer à sa dure mission, la vérité se fait charité, c'est-à-dire attention et respect.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 650-651.

«La pensée apparaît donc bien comme le sommet des puissances dressées depuis l'apparition de la vie contre la retombée mortelle de l'habitude. C'est sur cette idée centrale, plus ou moins explicite, que convergent la plupart des définitions que l'on en donne ....» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 654.

«Le penseur subjectif (au sens fort du mot, qui fait pléonasme) n'est pas pour autant un penseur séparé, tout au contraire. Il voit dans la vérité moins un savoir, un ensemble de résultats ou un système ordonné, qu'une vie, une manière de vivre l'expérience totale. Dans l'intériorité, il cherche la ressource d'un absolu qui le greffe à la réalité universelle.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 657.

«Le penseur subjectif n'est pas, comme le croient ceux qui n'ont aucune expérience de la subjectivité, replié sur cette surface de nous-mêmes qui figure le moi pour le dehors, mais où nous vivons également éloignés de nous-mêmes et de toute communion profonde, perdus soit dans les complaisances autistes soit dans la vie publique — la plus basse — de la pensée. Il n'est pas un voyeur. La vérité n'est, pour lui, pas uniquement une joie des yeux, mais une joie du cœur. Il ne l'entend vraiment que quand elle palpite dans une âme vivante. S'il se recueille dans la passion désintéressée de la réflexion ce n'est que pour mieux avancer vers le mystère des choses et des hommes.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 658.

«L'amour de la vérité est diffusif du soi. Une foi non missionnaire est une foi morte. Le besoin de la preuve, de l'assentiment collectif sont des composantes élémentaires de la pensée...» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 658.

«Il est facile d'ironiser sur les coupeurs de cheveux en quatre. Il existe en effet des maniaques du rasoir. Mais si la vérité physique se mesure au millième de millimètre, il arrive aussi que la vérité psychologique ou morale repose sur une pointe plus fine que le quart d'un cheveu. Aussi le sens critique apparaît-il, devant le raptus émotif et l'obtusion de l'instinct brut, comme une des techniques principales de la maîtrise de soi. Il dresse contre lui le chœur unanime de l'imbécillité satisfaite.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 669-670.

«On est toujours septique [sic] pour ne pas voir assez ample. [...] Il y a dans l'explication analytique quelque chose qui tue. [...] Les esprits de tendance objective vont toujours dans l'explication au-delà de cette mesure qui laisse subsister le mouvement de l'esprit, l'inquiétude problématique. Les autres ne peuvent vivre si le problème est tué en eux. [...] L'intelligence qui, pendant le jour, est précision, clarté, maîtrise, ne continue de vivre que si pendant la nuit elle livre, solitaire et infatigable, le combat contre l'ange.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 670-671.

«... quelle est l'erreur qui n'enferme pas une âme de vérité ? quelle est la disposition d'idées qui ne se présente pas sous le visage vivant d'un homme porteur de son drame, et qui, à travers son regard, ne nous demande de n'en point ramener les voies émouvantes aux schématismes de l'abstraction ? À mesure qu'elle mûrit, l'intelligence ne voit-elle pas plus de raisons de paix que de guerre dans les intentions obscures qui se cherchent sous les querelles de principes ? N'est-elle pas celle qui comprend, comme la religion doit être celle qui unit ? Cependant la vérité est jalouse, et si ses arêtes ne coïncident pas toujours avec les frontières des partis intellectuels, elle a son destin, ses exigences, ses exclusives. L'esprit de conciliation systématique les refuse, comme il refuse toute insertion rigoureuse dans le réel.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 671.

«L'habileté verbale est un des instruments les plus courants de ce mépris de l'engagement intellectuel. L'agitation de mots sans conséquences dans la réalité semble être devenue la but principal de certaines intelligences.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 672.

«L'action dit se résigner à des vérités tronquées et à des vérités impures. Elle doit aussi se résigner à combattre contre des vérités captives, bien qu'elle ne doive jamais combattre la vérité: le mal et l'erreur sont toujours construits autour d'une vérité partielle; les laisser cheminer sous prétexte qu'ils tiennent en otage un bien qui nous est cher est un effet de sottise. Cette «vérité», sous leur puissance, est devenue un poison, et le pire des poisons, car il se présente sous des prestiges dérobés; la confusion des esprits l'a rendue dangereuse, il vaut mieux la laisser provisoirement dans l'ombre, puisqu'il est provisoirement impossible d'en évoquer le vrai visage, et qu'une fidélité inintelligente risque de se faire involontairement complice de son exploitation.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 675.

«L'absolu se présente à nous dans le déroulement de l'histoire; transcendant et incarné à la fois, il n'a pas toujours et immuablement le même visage, il ne reçoit pas toujours le même éclairage. On néglige toujours trop l'encadrement historique des références que l'on demande au passé, comme on ferait à un formulaire abstrait.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 676.

«Qui choisit le parti de l'intelligence ne choisit pas une vie aisée. Devoir de témoigner pour une vérité transcendante, sur le chemin de laquelle il devra combattre les limites et les passions de ses propres amis, devoir d'engagement dans une action qui à chaque pas blessera les fidélités les plus chères, il ne peut refuser ni l'un ni l'autre, ni les accorder jamais dans une harmonie sans défaut. Il doit perpétuellement courir de l'un à l'autre, accusé par ici de trahir la discipline de combat, par là de blesser la vérité, déchiré dans sa propre conscience et par chacune de ses décisions. Mais, inlassablement, il doit tenir les deux bouts de la chaîne: d'un côté rappeler sans fléchir les exigences de la vérité, luttant à pleines brasses contre le mensonge et l'exploitation utilitaire des valeurs spirituelles; sauver, sauver, et encore sauver, au moment où les combats ne songent qu'à confondre, haïr et détruire; en même temps, choisir et sacrifier. Se dégager et s'engager perpétuellement pour édifier à la fois, l'une par l'autre, l'une malgré l'autre, la liberté et l'efficacité de l'esprit.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 676-677.

«Connaître est un destin tragique. On en juge mal, parce que l'homme de pensée est plus souvent qu'un autre assis sur une chaise, et qu'il lui arrive de ne plus aimer que sa chaise. Mais l'on peut combattre durement entre quatre murs et ne faire que s'agiter sur la place publique. Le but suprême de la pensée est certainement de réconcilier.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 678.

«Ce serait en effet oublier un aspect essentiel de l'expérience de la pensée que d'omettre, à force de parler d'engagement, le besoin non moins passionné de dégagement qui s'y fait jour. La pensée se perçoit confusément comme transcendante aux objets qu'elle doit expliquer, aux termes qu'elle doit lier, et aux besoins collectifs auxquels elle doit répondre. Les objets menacent toujours de lui imprimer leur impersonnalité, les concepts de l'arrêter dans leurs formes, les collectivités de l'asservir à leurs intérêts. En fuyant ses engagements sous le prétexte des dangers qu'elle y court, elle trahit sa mission et se dévalorise faute de sève. Mais si elle doit être dans le monde, elle doit aussi y être comme n'en étant pas. Tel le chevalier du Graal, elle doit réserver sa transcendance contre tous les attachements de la terre. C'est ce que n'entendront jamais les esprits pratiques et politiques, tout entiers dévoués à l'intérêt du moment, sans réserve mentale pour l'avenir.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 678.

«On ne devra jamais oublier, pour se guider sans erreur dans l'expérience, que la plupart des intelligences sont composées de matériaux extrêmement hétérogènes, où les puérilités se juxtaposent aux maturations les plus élaborées, sans que le sujet en ait toujours une conscience avouée. Les caractères les plus extériorisés, les intelligences qui se nourrissent surtout d'expression sociale ou de déterminations objectives, souffrent au minimum de ces disparates intérieurs. L'effort intellectuel rejoint l'effort spirituel, en ce qu'il est une aspiration incessante à les résoudre dans une unité compréhensive et passionnée.» — E. MOUNIER. «L'intelligence à l'action». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 679.

«Si la vie spirituelle, cependant, est une vie transcendante sur laquelle le psychologue refuse toute compétence directe (qu'il l'admette ou qu'il la nie), elle n'est pas une vie séparée et n'écrit son histoire visible qu'avec les matériaux que lui dispense le composé humain. Elle reçoit de lui des limites, des conditions d'exercice, des visages dont la connaissance contribue à la situer dans notre réalité globale et, par là-même, à lui conquérir une liberté non chimérique.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 680-681.

«... le propre de la vie morale c'est que l'échelle du bon et du mauvais y grandit avec chaque progrès, qu'un instant de pardon et d'amour y surclasse des années de parcimonieuse accumulation.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 689-690.

«Le lieu propre de la moralité est la zone du secret et du recueillement. Elle veut être suffisamment abritée de la publicité qui vulgarise et disperse, d'où la discrétion de la vraie vertu; le sentiment de la faute fuit aussi, dans le regard d'autrui, son jugement: d'où la honte.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 695.

«... voilà le lien [sic] propre de l'application morale, celui d'un présent chargé de possibilités; le souci du chrétien, c'est le point de jaillissement de l'espérance; son abaissement, c'est l'humilité qui excite et non pas l'humiliation qui accable.» — E. MOUNIER.«La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 711.

«La vie morale n'est pas séparable de la vie spirituelle. Elle en est la couche la plus organisée et la plus lourde, celle où la liberté de l'esprit compose avec les disciplines du corps, de la raison et de la société pour se tailler un chemin dans un monde charnel, déterminé et public. L'isoler, c'est la rabattre sur l'hygiène, sur la science, sur la bienséance, ou sur l'utilité qui les résume toutes trois: autant de manières pour le moralisme de tuer la morale.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 713.

«Toute loi morale tend à l'universalité, mais elle ne petu jamais être formulée en termes automatiquement et universellement applicables. Elle est le principe universalisant d'une infinité de conduites particulières, qui ne s'imitent jamais rigoureusement les unes les autres, mais se suscitent de proche en proche par une ferveur créatrice, une induction spirituelle à laquelle chacun répond suivant les structures de son champ personnel. Chaque situation morale nous affronte à une situation par un côté inouï et incomparable. Dans le temps-espace où elle avance sur moi, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'autre nœud spirituel rigoureusement identique à celui que je vais dénouer par mon geste, ce geste-ci, en ce moment. Rien n'est plus universalisable logiquement que les plus hautes actions des hommes.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 713.

«Tout élan moral repose sur la poursuite d'un certain absolu. Mais le sens de l'absolu n'est moral que si, tout en chassant continuellement devant soi l'idéal, il l'incarne continuellement dans des actes déterminés et efficaces.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 717.

«Il est plus simple d'être fanatique que d'être à la fois exigeant et humain, de jouer la «belle âme» dans une cercle de «belles âmes» en couronnant par un langage conventionnel une vie bien protégée, que de vivre comme un homme de chair et d'esprit sociable quand il faut, modéré quand il faut et intransigeant quant il faut.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 717.

«La limite est en même temps le dessin, la surface sensible et la beauté même de la personnalité. Comme la silhouette de notre corps, elle est l'image repoussée de la force qui travaille en nous. La refuser, communément, ce n'est pas nous hausser au-dessus de nous-mêmes, c'est opter pour l'inconsistance. Toute grâce exclut des grâces incompatibles.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 717-718.

«L'expérience enseigne sans doute que les plus hautes sublimations du caractère gardent toujours une certaine forme, au moins certains traits en commun avec ses expressions élémentaires. Mais la psychologie de la conversion nous offre aussi des exemples de renversements si radicaux qu'au moins aux limites de l'humanité, quelques hommes semblent de temps à autre surgir pour témoigner de la victoire possible de l'impossible.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 721-722.

«L'attention lucide à autrui est, par contre, un des meilleurs auxiliaires de la connaissance et du perfectionnement de soi. Comme voisin de l'univers moral, autrui est une approche et un reproche: moyen d'approche et d'épanouissement par la force d'attraction de sa qualité morale, reproche vivant par le seul témoignage muet que rendent sa fidélité ou son infidélité aux valeurs par moi délaissées. L'ouverture au réel humain et à sa diversité est le plus sûr dissolvant de l'égocentrisme, en même temps que le plus puissant révélateur de ma diversité intérieure. L'indulgence lucide (et non pas l'indulgence paresseuse de l'indifférence ou l'indulgence amorphe de l'idéalisation) est l'arme offensive et précise de la compréhension; en éveillant dans le monde tout ce que ma générosité lui aura d'abord prêté, elle remue en moi-même cette surabondance que la générosité rend à la générosité, un univers de ressources inespérées.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 724.

«L'incompréhension provoque l'incompréhension et la générosité la générosité.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 725.

«Toute la matière du caractère tombe sous l'autorité de la vie morale.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 725.

«Positive ou négatrice, une religion, considérée sous l'angle de l'homme, qui ne couvre qu'une partie de son champ, se propose toujours à la fois et à quelque degré de rapprocher l'homme du plus intime de soi, de le faire communier à une réalité sociale, morale, cosmique ou surnaturelle plus large que son individualité, et de le tendre dans une aspiration à un dépassement de soi. La vie religieuse est donc une mobilisation générale des forces humaines. Il n'est pas un aspect de la condition humaine où elle ne prétende introduire son influence.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 733.

«... on naît aujourd'hui de plus en plus athée comme on naissait, à d'autres époques, universellement chrétien. Des comportements se forment peu à peu autour de cette attitude de vie: ici un utilitarisme sans inquiétude, l'émoussement total du sens de l'intériorité; là, au contraire, où l'athéisme est vécu comme expérience intérieure et combat spirituel, il s'exprime par une dureté désespérée devant l'univers sans voix, par la sérénité intense, secrète, et un peu égoïste des disciples d'Épicure, par la froideur attentive des esprits composés, ou à l'inverse par un attendrissement désolé pour les destins des hommes.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 738.

«... ceux qui ont fait l'expérience d'une religion plus virile et plus offensive contesteront que l'on puisse la réduire à des fonctions d'hôpital. La faiblesse de la vitalité est si peu solidaire du fait religieux qu'elle écarte de la foi tout aussi bien qu'elle y engage.» — E. MOUNIER. «La vie spirituelle dans les limites du caractère». In Œuvres. Traité du caractère. Seuil. Paris, 1961. p. 741.

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