mercredi 17 novembre 2010

Benjamin Constant — De la religion (Livre XIII)

[Avec mises à jour périodiques. — With periodical updates.]

VEUILLEZ NOTER: En faisant la publicité de ces pensées, le rédacteur de ce site n'endosse en aucune façon la signification de leur contenu. Si elles sont présentées ici, c'est qu'elles nous semblent offrir une matière importante à réflexion, par la pertinence de leur thématique ainsi que par la clarté de leur énonciation et des implications qui peuvent en découler. Par ailleurs, nous encourageons ceux qui y seront exposés à l'esprit de critique et de discernement le plus développé, afin d'en retirer non seulement la «substantifique moëlle», selon l'expression de Rabelais, mais encore la vérité la plus haute qu'elles pourraient celer, en relevant le défi de retrouver la vérité suprême, là où elle veut bien se révéler, y compris dans son expérience de vie immédiate, à l'esprit qui la recherche avec engagement,conviction et passion.

[QUE LES MYSTÈRES GRECS FURENT DES INSTITUTIONS EMPRUNTÉES DES SACERDOCES ÉTRANGERS ...]

«Il y a dans le cœur de l'homme une tendance à entourer de barrières ce qu'il sait comme ce qu'il possède. L'esprit de propriété se montre égoïste, aussi bien pour ce qui tient à la science que pour ce qui tient à la richesse. Si ce penchant de l'homme n'était combattu par d'autres penchants, il refuserait à ses semblables tout ce qu'il pourrait leur ravir; mais la nature a mis le remède à nos défauts dans nos défauts mêmes. Comme elle nous a forcés par nos besoins à nous faire part mutuellement de ce qui nous appartient, elle nous a contraints par notre amour-propre à faire un échange réciproque de nos connaissances; cependant la disposition primitive subsiste et agit avec d'autant plus de force que l'intérêt est plus important ou que la science est plus relevée.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre II. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 517-518.

«Les trois mots mystérieux avec lesquels, à la fin des grandes Eleusinies, on congédiait les initiés, ces trois mots qui ont exercé depuis deux siècles la sagacité des savants, se trouvent être trois mots sanscrits, dont le sens s'applique parfaitement aux cérémonies qu'on terminait en les prononçant [ces trois mots sont: 1. kogs (grec), en sanscrit cansha, signifiant l'objet du désir; 2. om, le monosyllabe consacré, dont se servent les Indiens au commencement et à la fin de toutes leurs prières; et 3. pas (grec), en sanscrit pascha, signifiant la fortune].» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre III. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 520.

«Dans le polythéisme indépendant, au contraire, une classe éclairée existait à côté du sacerdoce. Il ne se sentait pas assez fort pour se maintenir, comme ses collègues de l'Égypte ou des Indes, dans une position isolée, dans un camp retranché pour ainsi dire; il était en présence d'une société qui, n'étant pas subjuguée par lui, examinait ses droits et contestait ses prérogatives. Les mystères lui fournissaient un moyen d'appeler les profanes à son aide, et d'en former un corps d'auxiliaires en se les attachant par des révélations; mais il fallait que ces révélations fussent importantes. Il ne s'agissait pas de captiver un vulgaire stupide, détourné de toute méditation par des travaux sans relâche, dont les facultés étaient resserrées dans un cercle étroit par l'institution des castes, et qui venait assister à des cérémonies dont ses yeux étaient éblouis et dont son esprit ne recherchait pas le sens; c'étaient des hommes versés dans toutes les sciences, habitués à la réflexion, des hommes que révoltait la grossièreté ou la licence des fables populaires, et qu'il fallait réconcilier avec leurs imperfections apparentes. § Les doctrines philosophiques avaient pénétré trop profondément dans l'esprit des Grecs pour n'avoir pas attiré l'attention du sacerdoce. Il dut se conduire à leur égard comme il s'était conduit envers les religions étrangères. L'histoire nous le montre en effet, poursuivant en public la philosophie, et s'enrichissant en secret de ses dépouille. Les différents systèmes de philosophie devinrent simultanément, mais séparément, partie des mystères.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre IV. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 531.

«Le phénomène d'une classe qui, vouée au maintien et à la célébration du culte, appelle autour d'elle, en grand nombre, pour leur révéler que la religion qu'elle enseigne au peuple n'est qu'un tissu de fables puériles, ce phénomène paraîtra moins surprenant si l'on réfléchit que cette révélation n'était ni le but primitif, ni le but unique, ni même à aucune époque le but général des mystères.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre IV. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 532.

«En laissant entrer la philosophie dans les mystères, ils la rendaient plus indulgente pour les pratiques extérieures qu'il leur importait de conserver. Lutant au-dehors contre ses progrès, ils transigeaient secrètement avec elle. Ils la désarmaient en l'adoptant. Ils se flattaient de s'en faire une alliée, en lui conférant le privilège de l'initiation. Les privilèges corrompent communément ceux qui les reçoivent. Ce n'était donc pas un mauvais calcul pour le sacerdoce que de s'associer une classe redoutable, en reconnaissant que dans la réalité rien n'était moins éloigné de la philosophie que la religion bien expliquée. Il ajoutait ensuite que ces explications devaient être soigneusement dérobées au peuple; et le cœur humain recèle je ne sais quel orgueil insolent et absurde qui persuade à chaque individu qu'il possède seul une raison suffisamment forte pour ne pas abuser de ce qu'il sait. Chacun pense que les autres seraient éblouis par la lumière qui ne fait que l'éclairer. Ainsi les prêtres qui, par état, proscrivaient l'irréligion, cherchaient par politique à l'enrôler sous leurs étendards, en ne lui demandant pour prix du traité que le silence.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre IV. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 532-533.

«Les religions qui s'écroulent, font malheureusement assez bon marché de la morale...» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre IV. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 535.

«Toutes les religions sacerdotales condamnent le suicide, et cette réprobation est assez remarquable; car ces religions inculquent, beaucoup plus expressément que le polythéisme libre de la direction des prêtres, le détachement de ce monde et l'indifférence pour tous les intérêts de la vie. Mais le suicide est un moyen d'indépendance, et en cette qualité tous les pouvoirs le haïssent. Nous ne prétendons nullement le justifier, en thèse générale. Il faut le juger par ses motifs, comme toutes les actions humaines. Il est souvent un crime, presque toujours une faiblesse, mais osons le dire, quelquefois une vertu. C'est une crime lorsque, servant en perspective de refuge au mépris qu'on veut mériter sans l'encourir, aux châtiments qu'on espère braver sans en être atteint, il encourage l'homme à des actes coupables, en lui offrant un abri contre la peine; c'est une faiblesse quand, cédant à ses propres douleurs, on oublie qu'on peut, en faisant le bien, adoucir les maux qu'on éprouve; c'est une vertu, si, peu rassuré sur sa force physique ou morale, on craint de céder à des séductions, ou de ne pas résister à des menaces. Celui qui sent, qu'à l'aspect de la torture, il trahirait l'amitié, dénoncerait des malheureux, violerait les secrets confiés à sa foi, remplit un devoir en se donnant la mort; et c'est précisément pour cela que toutes les tyrannies proscrivent le suicide indistinctement.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre IV. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 535.

«Nous montrerons ailleurs comment cet esprit [l'esprit philosophique des Grecs], bien que naturellement porté à une dialectique exacte et rigoureuse, s'empreignit des conceptions gigantesques, et se jeta dans les subtilités indéfinissables qui caractérisent l'Orient, et comment la philosophie grecque perdit en logique et en clarté, ce qu'elle parut gagner quelquefois en élévation et en profondeur.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre VI. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 539.

«... on a souvent demandé quel était l'objet du secret dans les mystères. Ce secret, nous n'hésitons pas à l'affirmer, ne résidait ni dans les traditions, ni dans les fables, ni dans les allégories, ni dans les opinions, ni dans la substitution d'une doctrine plus pure, en remplacement d'une plus grossière: toutes ces choses étaient connues. On confiait aux récipiendaires des faits qu'ils avaient ouï raconter ailleurs, des fictions qu'ils avaient lues dans tous les poètes, des hypothèses qui étaient dans la bouche de tous les philosophes. [...]. On n'apprenait point par l'initiation les opinions philosophiques; mais quand on était philosophe, on les y reconnaissait. Ce qu'il y avait de secret n'était donc point les choses qu'on révélait, c'était que ces choses fussent ainsi révélées, qu'elles le fussent comme dogme et pratiques d'une religion occulte, qu'elles le fussent progressivement, de manière à laisser toujours en perspective des révélations ultérieures, qui dissiperaient en temps opportun toutes les objections, et qui lèveraient tous les doutes. Ce qu'il y avait de fixe, ce n'était point les doctrines, c'étaient les signes et les mots de ralliement communiqués aux initiés, et les cérémonies qui accompagnaient ces communications.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre VIII. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 541-542.

«Les Grecs adoptaient des cérémonies qui venaient du dehors, par le même motif qui leur faisait dresser des autels à des dieux inconnus; mais le génie national se soulevait contre tout ce qui portait l'empreinte barbare et sacerdotale. De leur côté, les philosophes, impatients de la grossièreté des croyances vulgaires, étaient disposés favorablement envers des institutions qui prétendaient l'épurer. Ils y retrouvaient leurs doctrines subtiles, les découvertes ou les conjectures qui leur avaient coûté tant d'études; le théisme, qui substituait à des diversités fatigantes l'imposante unité; le dualisme, qui seul absout l'Être suprême de la présence du mal; le panthéisme, qui repose l'imagination en réalisant pour elle cet infini, sa terre promise, qu'elle aperçoit à travers les nuages, sans jamais y entrer. Mais d'une autre part, à mesure que les philosophes pénétraient dans les secrets des mystères, ils voyaient se mêler aux opinions qui pouvaient leur plaire un alliage étrange et contre nature, qui ne prêtait au culte national un sens moins déraisonnable en apparence que pour le corrompre en réalité, par des hypothèses plus fantastiques et des pratiques plus scandaleuses. § De là ce mélange de repoussement et d'attrait, d'admiration et de blâme, de respect et d'horreur.» — Benjamin CONSTANT. Livre XIII, chapitre X. In De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Actes Sud. Arles, 1999. p. 544-545.

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